Charlie, c’était il y a un an, impression étrange que c’était hier. Impression de ne pas être sortie de cette torpeur depuis le 7 janvier 2015. Cet article a presque un an mais les mots sont encore au bout de mes doigts…

Jeudi 8 je mange avec une amie, on parle de ce qui s’est passé la veille et je nie, je nie l’horreur de la chose, je nie que ça puisse être un « attentat ». Ça me parait tellement horrible, tellement irréel que je me surprends à lui expliquer que selon moi il n’y a rien de religieux là-dessous, moi pourtant profondément athée je me surprends à lui expliquer que la religion ne peut pas être une justification, que « ce sont deux jeunes cons qui ont voulu faire le buzz », qu’ils sont les seuls, en leur nom, responsables de « ça » .
Ça …avoir commis cet acte de barbarie contre des journalistes, des penseurs, des illustrateurs juste armés de crayons.
Ça… avoir assassiné froidement 12 personnes.
Ça … avoir massacré 12 hommes et femmes.
Ça …avoir sorti des kalachnikovs en représailles à des dessins.
Ça …mettre face à face des idéologies et la vie d’hommes et de femmes.
Puis la tristesse m’a envahie, j’ai su qu’il faudrait parler à mes enfants. Que c’est mon devoir de mère et que quel que soit l’âge on peut entendre que des gens se font tuer pour rien. J’ai dû expliquer à mes enfants ce qui se passait, la grande comprenait que des gens étaient morts …mais après tout, il y en a tous les jours qui meurent, non ? Et puis ceux-là on ne les connaissait pas, hein maman, tu ne les connaissais pas ?
J’ai dû expliquer que non je ne les connaissais pas, mais j’étais triste parce qu’ils n’étaient pas morts dans un accident, de maladie mais qu’ils étaient des innocents, des innocents qui avaient été assassinés sur leur lieu de travail, que cette tristesse était de la compassion, parce que je suis humaine et que je ne comprends pas qu’on puisse tuer.
Non je ne les connaissais pas personnellement, mais je connaissais leur travail, je savais pour quoi et pourquoi ils travaillaient. Que ces gens étaient de grands moqueurs, qu’ils étaient drôles, qu’ils me faisaient rire, comme ils avaient fait rire leur grand-père alors que je n’étais qu’une enfant. Qu’ils se moquaient de tout et de tout le monde.
J’ai dû leur expliquer que j’avais mal aussi parce que j’aimais les mots, les dire, les lire, les écrire. Et que se faire tuer pour des mots de trop ou des dessins mal-aimés, non ce n’était pas « juste ».
J’ai pleuré à l’intérieur, puis à l’extérieur, comme des vannes qu’on ouvre soudainement, on a tous pleuré, aujourd’hui on est tous debout.
Les dessinateurs et illustrateurs du monde se sont levés comme un seul homme et ont sorti leur arme : le crayon.
Les musiciens, les chanteurs ont dégainé leurs guitares et usés de leur voix pour des créations, des reprises, des adaptations.
Les journalistes de tout bord se sont érigés pour défendre cette liberté d’écrire, de penser.
Bref, tous les enfants de Charlie et les enfants des enfants de Charlie crachent leur tristesse à leur manière et montre leur révolte.
Cette sinistre affaire aura au moins libéré la parole des gens. Leur a donné le besoin de parler, de communiquer, que ce soit sa peur, sa tristesse, sa gêne, son indignation…
La gêne et l’indignation…
Moi ce qui m’indigne, c’est qu’un marocain assis à côté de moi dans la salle d’attente de l’ophtalmo se soit senti obligé de s’excuser alors qu’on avait tous les yeux rivés sur le journal du jour et l’écran au fond de la pièce.
Moi ce qui m’indigne c’est que ce monsieur m’ait expliqué, la tête baissée, les larmes aux yeux qu’il avait peur du jugement du pays qu’il considère comme le sien depuis presque 50 ans.
Moi ce qui m’indigne c’est qu’il m’ait dit craindre pour lui et sa famille, craindre les représailles de ses voisins. Que lui n’avait fait de mal à personne, qu’il ne voulait pas qu’on le rendre responsable de tout « ça » à cause de ses origines ou de sa religion.
Aujourd’hui je commence tout juste à sortir de ma torpeur…torpeur dans la laquelle nous sommes tous depuis quelques jours.
Aujourd’hui je me suis préparée à aller marcher en silence aux côtés de milliers d’autres gens tout aussi atterrés que moi, tout aussi en colère, tous debout face à l’horreur et souvent malgré la peur.

Sur la route ma seconde me demande « mais en fait, pourquoi on va jusqu’à Metz pour marcher ? On n’a qu’à marcher chez nous ! ». Je raconte de nouveau ce qui s’est passé, que c’est important pour certaines personnes, moi, de voir que d’autres ont aussi mal. Que c’est important pour moi d’être là pour montrer à ceux qui ont fait ça qu’on ne se mettra pas à genoux, qu’on ne se laissera pas faire. Qu’on allait tous au même endroit pour dire qu’on était libre.
Mes filles ne comprennent pas pourquoi ils n’ont pas arrêté de dessiner si ils savaient qu’ils étaient en danger, au moins ils auraient été tranquilles. Je leur ai dit aussi qu’ils ont continué pour montrer que personne ne pouvait les empêcher de faire ce qu’ils voulaient.
Ma minus essaie de comprendre pourquoi il y a eu des morts : « normalement les chasseurs ça ne tire pas sur les gens, hein maman ? », j’explique, j’essaie, avec mes mots, avec les siens… et je conclus par « ce sont des vrais méchants Lynn, c’est difficile de parler avec eux et c’est difficile de les comprendre».
Je parle de « vrai » méchant, pas celui des dessins animés, irréel par définition ; pas la méchante que je peux être quand je la punis, quand je lui interdis de regarder la télé, pas le méchant Benjamin de l’école qui l’embête. J’ai hésité à chercher les bons mots, je ne les ai pas trouvé, peut-être parce qu’il n’y en pas. J’ai parlé comme j’ai pu, sans minimiser les faits mais le plus sobrement possible, pour qu’elle ne se fabrique pas d’images terrifiantes.
Je la vois réfléchir un long moment avant de me lancer : « En fait, ils ne sont vraiment pas gentils ces vrais méchants…c’est ça ? »
Oui…c’est ça…vraiment pas gentils…
