RÉSEAU SOCIAL, UN SOIR…
Demande d’ajout à la liste d’amis… Le nom me dit quelque chose, sans plus…
Petit tour sur le page du demandeur…
Photo de profil : fossettes familières
Ville : souvenir d’une première affectation
Age : 20 ans
Croisement d’infos : merde ! Jordan, cauchemar de mon premier poste, Jordan le sale gosse… C’est dur, c’est anti-pro mais c’est comme ça que je l’ai vécu à l’époque.
J’avais 22 ans, lui 6. J’ai souffert, lui aussi probablement.
Ce soir j’y repense, moi face à cet enfant d’hier.
Petit roux de 6 ans, au teint transparent, de grands yeux verts, des fossettes là tout le temps… Qu’il soit triste, espiègle, rieur, des fossettes sur ce visage toujours marqué de griffures et bobos.
Petit roux maigrelet, qui parle mal, jamais très propre, jamais à l’heure. Petit roux qui ne s’arrête jamais, enfant bolide lancé à corps perdu dans une quête de reconnaissance.
Loulou en souffrance, qui attend tant de l’adulte que qu’il voit en moi. Moi à peine entrée dans le monde adulte, qui ne suis pas prête à tant de demandes, tant d’attentes. Moi qui ne comprends pas ce que tu me veux.
Des mois et des mois pour t’apprivoiser, pour m’apprivoiser, des mois et des mois pour te comprendre, pour me comprendre. Cette année-là je crois n’avoir parlé que de toi quand on me demandait comment se passait ma première année scolaire. Tu as été « étude de cas » en formation, tu as été au centre de l’ordre du jour des conseils de maîtres, tu as été sujet des conversations autour d’un apéro, tu as occupé toutes mes pensées, plusieurs de mes nuits sans sommeil.
Mais l’image que j’ai gardée c’est Toi, un dernier jour de classe avant les vacances, avant mon départ sur une autre école, avant ton départ pour la grande école : une grande fleur empotée dans ta main, empotée comme toi, comme moi aussi je crois. Un morceau de papier plié sorti de ta poche, un dessin et ton prénom maladroitement écrit mais probablement ton plus bel exercice d’écriture de toute l’année. Dessin que j’ai longtemps gardé comme marque-page, puis qui a disparu, comme ce sont enfouis les souvenirs de cette période.
Jordan a toujours été là quelque part avec moi. C’est probablement grâce à lui que je suis là où j’en suis aujourd’hui, c’est probablement lui qui m’a guidée vers l’enseignement spécialisé, vers ces élèves aux « besoins éducatifs particuliers »… Comme si les autres n’avaient pas de besoins particuliers ! Les élèves « classiques » se laissent juste façonner par le système éducatif. Jordan a résisté, Jordan a fait en sorte que je me moule à ses besoins.
Jordan m’a appris le respect de l’autre. Jordan m’a aidée à me trouver, moi. Jordan m’a apporté pour la première fois ce sentiment d’être reconnue. Il m’a donné l’envie d’emmener toujours plus loin et l’envie tout court, celle qui me fait me lever chaque matin, celle qui m’a fait choisir l’enseignement spécialisé, celle qui m’aide à ne pas baisser les bras quand on me présente des profils difficiles.
Ma mère dirait que je me prends pour un super héros…Ma mère n’a jamais compris que je choisisse ces enfants dont personne ne veut. Ma mère ne comprend pas que j’aie dû souvent me faire violence pour ne pas faire marche arrière.
Jordan ne m’a pas oubliée, Jordan m’a retrouvée. Jordan m’a dit « Merci ». Juste ça.
J’ai fait en sorte depuis cette fameuse première année d’avoir un Jordan au fond de mon cartable, ce Jordan qui me permet de ne pas perdre pieds, celui qui me recentre sur l’essentiel qui m’aide à avancer à faire les bons choix.
Ce Jordan qui m’aide à ne pas baisser les bras quand je crois avoir épuisé toutes mes ressources. Celui qui me permet de ne pas claquer la porte et m’empêche de me barrer en courant.
