Je fais un job formidable…si si je vous promets ! Un truc avec plein de vacances… Vous cernez ? Ok c’était facile !
Je suis directrice d’école, plus précisément je suis directrice pédagogique d’une école dépendant d’un établissement. Je suis enseignante, je suis une maîtresse, cette méchante catégorie toujours en vacances, trop payée, qui pose ses fesses sur son canapé à 16h30 pour jouer à Candy Crush et ce depuis 13 ans.
Comme beaucoup de mes collègues les élèves m’appellent « maîtresse + prénom », je suis donc maîtresse Coralline depuis 10 ans dans cet établissement…ce qui fait beaucoup rire mes amis non Education Nationale (oui, oui j’en ai !) qui m’imaginent sapée de cuir avec un fouet. Cette appellation est tellement familière pour tous que souvent les éducateurs communiquent avec moi en indiquant « maîtresse Coralline » dans les transmissions écrites ou lors des réunions.
Les plus petits me tutoient, à partir de 6-7 ans ils me vouvoient, mes très grands (12-18 ans) quant à eux disent « Madame» …prononcé avec tous les accents du monde ou presque.
Un jour pendant un jeu oral collectif, Benoît 12 ans s’emballe et m’interpelle : « Moi je sais, Coralline, moi je sais ». Il se fait immédiatement reprendre par David 4 ans « haaaaaan tu dois pas dire que son prénom !!! Il faut dire madame Coralline, c’est la directrice ! Il faut lui parler comme il faut, tu dis d’abord madame parce que c’est la directrice et après son prénom ! Tu dois dire Madame Coralline !»
Je passe mes journées avec des zouzous placés en institution. Pénible ? Mouai…mais finalement, les plus pénibles, ce sont les adultes.
Parce que les mômes, on s’en doute un peu quand on signe au CDE. On est prévenu : les années et les périodes, parfois les semaines et même les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Ces dernières années je me suis découvert de tels trésors de patience qu’un bonze tibétain, à côté de moi, passerait pour un Ibizois sous amphétamines. Et puis les mômes ils ont de bonnes excuses. Quand, d’un coup de sang, je suis à deux doigts d’en passer un par la fenêtre, généralement je repense à son dossier, sinistre abrégé d’une vie qui l’est rarement moins, et je me dis qu’à sa place j’aurais déjà tout crâmé. Et puis plus prosaïquement, on me verse un salaire pour d’abord les supporter, puis les aider à sortir de ce merdier. C’est mon taf, un truc que j’ai choisi ce ne serait pas fairplay de m’en plaindre.
Mais les adultes, bordel, pas un pour rattraper l’autre.
Les parents, déjà. Au mieux complètement atones, mais souvent ennemis jurés de la profession, en colère contre les institutions de toutes sortes (et le monde entier en général), intarissables belligérants, de l’extérieur on pourrait croire que leur unique but dans l’existence est de nous briser les couettes. Dans l’enseignement spécialisé, une immense majorité de parents ne comprend rien aux tenants et aboutissants de l’orientation de leurs rejetons (« une immense majorité », évidemment vous parents qui me lisez n’êtes pas comme cela), mais la loi est ainsi faite qu’ils ont toujours le dernier mot. Entendons-nous bien : heureusement que les parents ont le dernier mot. Mais concrètement, c’est à s’arracher les cheveux. Ils décrètent, parfois, ils sont contre tout, souvent et nous en coulisse on doit essayer de tirer les ficelles pour goupiller le truc le moins pire possible pour leur progéniture. Et on passe sur les ultra-emmerdants qui viennent t’apprendre ton métier sur le pas de la porte de la classe, ceux qui reprennent 3 mots sur les 4 que tu as énoncés (oui oui monsieur le mot « pairs » existe, nooon ce n’est pas discriminatoire, même si ça ressemble à « père » / si si je vous assure même en maternelle on peut faire des algorithmes, ouiiii je sais dans quel sens vous l’entendez et pourtant les programmes de l’Education Nationale…). Un oui oui Messieurs Dames poli et zou du balai.
Parce qu’il y a pire.
Les parents, à la limite, ont eux aussi des excuses. Mais les collègues pénibles, non. Si ce métier ne te plait pas, je sais pas moi, demande une formation de chauffagiste, de secrétaire médicale, de chef de gare ou de ce que tu veux à Pôle Emploi. Ou que sais-je encore, colle-toi six mois en arrêt mala… ouais non j’ai rien dit. Cette année, je dois avouer que je suis plutôt bien lotie. Mais j’ai eu affaire au collègue qui m’a refourgué ses élèves les plus compliqués sans chercher aucune cohérence dans le groupe ainsi formé, celui qui croit évoluer en 1850 : séquences de langage avec vocabulaire improbable (plumier et magnétoscope ! ) et comportement à la limite de la maltraitance. Va bosser simultanément des mômes fous furieux pour certains et dont le niveau scolaire va de la toute petite section de maternelle (parfois même pas) au CM2. On n’est pas loin du foutage de gueule n’est-ce pas, mais je le prends comme un défi, donc admettons. Ça ne va pas durer, c’est juste que je suis encore assez fraîche dans la profession.
Et puis bon, il y a pire. La direction, par tous les diables de l’enfer !
Alors attention : ma hiérarchie directe et la direction de l’établissement sont béton. Je resterai ici tant que certains y seront encore, ils font partie de ces figures qui jalonnent les parcours professionnels et dont on se souvient plus tard comme des modèles. Mais la Direction avec la majuscule et le siège en cuir. Par quel truchement inouï peut-on tout ignorer, absolument tout, de ce qui se passe dans des établissements où on envoie des personnels ? Au point de se dire que mouai…bof, sérieux il faut vraiment des enseignants spé chez vous ? Comment peut-on méconnaître le fonctionnement d’une structure comme la nôtre quand des salariés y évoluent depuis tellement d’années ? Comment peut-on à ce point tout observer au travers de la lorgnette budgétaire ? Comment on fait cours ? Vous avez un tableau noir et une boîte de craies (les connaisseurs du spécialisé se reconnaitront). Et pour le mobilier ? Faites une demande d’investissement, ce sera étudiée pour l’année N+3. Ne surtout pas se fatiguer à aller leur parler pédagogie, tant qu’on les sollicitent le moins possible ils dorment sur leur deux oreilles, les bienheureux.
Mais, croyez-le ou non, il y a pire.
Dans mon établissement, le super-vilain qui fera tout ce qui est en son super-pouvoir pour te rendre la vie super-impossible, c’est l’éduc.
Je laisse ici quelques secondes à mes amis éducs pour copieusement m’insulter.

Bon ok, certains éducs ! Beaucoup font un boulot fantastique pour ces enfants et ces ados qui ont follement besoin de nous, et d’autres ? Ben…ils nous larguent les zouzous quel que soit leur état (psychique, émotionnel, incident dans la culotte…) arguant que ce qui se passe en temps scolaire ne les concerne pas ; que, merde ! dans « Education Nationale » y’a « éducation », non ?
Devant eux, on fait bonne figure, et je peux affirmer sans rougir qu’on y met toutes nos tripes. Mais parfois on est épuisées, éreintées, de batailler contre ce remarquable échantillon de têtes de nœud.
Etablissement spécialisé pour enfants.. Officiellement c’est un poil plus complexe mais ça permet de cerner l’engin.
Certains ont des troubles du comportement et de la personnalité, j’entends les mômes ingérables en classe « ordinaire ». Les exclus du circuit classique, les terreurs capables de faire exploser une classe (et les profs qui vont avec) en 2 semaines ou moins. Il s’agit d’enfants pour qui la notion de respect des règles et de l’adulte est au mieux une curiosité ; au pire, une notion insupportable. Des gamins qui n’ont jamais eu de cadre et de limites chez eux, des loulous en colère contre le monde entier et vous en particulier (ben oui c’est tout ce qu’ils ont sous la main à l’instant T).
C’est donc un établissement plutôt fermé, car tout est sur place. Il y a un internat, toute une équipe d’éducateurs, des infirmières, le médecin, les psychologues, l’orthophoniste, etc. Quasiment un adulte par enfant, en prenant en compte le service administratif. Et le tout plutôt en vase clos, même si la plupart fréquente les écoles et collèges voisins.
Et puis chez moi, 3 profs pour nos 3 classes : on a les ados (12-18 ans), les grands (7/11 ans), et les petits (3/6 ans).
Le principe de ces classes est de ne jamais se retrouver à de gros effectifs, dans les faits il n’y a pas de maximum, au-delà duquel, c’est le cataclysme assuré.
Chez les grands, il y a eu Calvin, 9 ans, qui s’est pris pour un taureau un jour fonçant, tête baissé, avec un élan non négligeable droit vers le bidon de ma collègue enceinte de plus de 6 mois… Le même qui a tenté une autre fois de me mettre une avoinée. Je me suis pris une volée d’insultes (tournant principalement autour de ma mère, la pute) accompagnée d’une pluie de coups (de pieds, de poings, de dents, de sacs). Ah oui, Calvin fait à vue de nez 1m50 et 40kg, moi plus d’1m70 et 65kg. Apprendre à répondre tranquillement « oui oui si tu veux » à un élève en crise qui veut NIQUER TA MÈRE LA GROSSE PUTE, ce n’est pas tout à fait la façon dont on imagine les choses en sortant de l’IUFM. Dans le spécialisé on revoit totalement l’échelle de ce qu’on est prêt à accepter, ou non. En l’occurrence, c’était soit ma mère qui en prenait pour son grade, soit l’un de nous (adulte ou enfant) qui se faisait massacrer, le choix est vite fait (maman, désolée ! ).
Il y a toute cette violence visible et parfois quotidienne (l’épisode précédent c’est parfois le quotidien, sans exagérer), et il y a les élèves qu’on ne remarque pas tout de suite, mais qui font vraiment flipper.
Genre Raphaël, qui se plaint que tous les hamsters que lui achète Maman finissent la tête coupée. Avec un air à la fois triste et à la fois je-te-dis-ça-en-te-regardant-bien-au-fond-des-yeux-et-à-la-première-occasion-c’est-pas-le-hamster-c’est-toi.
Ou Léa qui s’enferme dans les toilettes et nous fait une sorte de « je suis plusieurs à l’intérieur » en dialoguant avec elle-même, avec deux voix très distinctes :
- ALLEZ, RETOURNE TOUT, JE SAIS QUE T’EN AS ENVIE
-
mais non, faut pas faire ça !
-
MAIS SI ALLEZ !
Bon.
Comme d’habitude, je vous dépeins un tableau bien triste. C’est humain, on retient forcément les mauvais côtés. Et puis c’est d’eux dont on parle, certainement une sorte d’exutoire.
À côté de cette galère quotidienne, il y a ce qui permet de tenir debout, il y a l’essence même de ce qui rend ce métier exaltant. Il y a cet énorme défi : celui d’apprivoiser ces petits êtres à la colère indicible.
Ils nous testent, ils nous insultent, ils parviennent à trouver la moindre faille qui va nous faire monter dans le rouge en moins de temps qu’il n’en faut pour dire « ferme-la ou je t’en colle une ».
J’ai appris une toute autre facette du métier, loin de ce qu’on nous apprend à l’usine à profs. On se sent dans la peau d’un dompteur, face à des fauves furieux, frénétiques, et sur la lame du rasoir. Le moindre faux pas et on se fait bouffer.
À la différence près que j’ai troqué mon fouet contre des bouquins et une bonne dose de dérision (« grosse salope ? Grosse ????? Ah ça c’est non !! ») .
On apprend aussi à supprimer de notre gamme d’émotions la rancoeur et le ressentiment … Comme avec ce petit blond, en colère, très, juste parce qu’on lui demandait de respecter les règles de présentation dans son cahier du jour… Presque la seule exigence pour lui ce jour-là, mais déjà trop à supporter pour cet enfant sur le point de déborder . Balayage de tout ce qu’il y avait devant lui, lancé de sac, table retournée, main levée dangereusement sur sa voisine… C’est à cet instant que j’interviens et le ceinture pour protéger les autres, le protéger et lui dans un réflexe primaire d’autodéfense plante ses dents profondément dans ma main. Il finit par s’apaiser et je le vois se faufiler quelques minutes plus tard dans mon bureau, tête baissée, yeux mouillés, glisse un dessin devant moi, murmure un pardon et se jette à mon cou.
Pour lui comme pour beaucoup et souvent après seulement quelques jours, déjà, les regards changent. On ne peut pas encore parler de respect, encore moins de confiance, mais on perçoit des changements. Pour commencer, ils ont vite compris qu’ils ne vont pas nous la faire, à nous. Ceci étant posé, ils pressentent que l’on peut être une forme d’allié, et que peut-être, ensemble, on peut combattre leurs angoisses et leur rage.
Malheureusement, les nouveaux collègues sont encore loin de cette démarche. Parachutés ici par un mouvement des personnels, après n’avoir fait que des petites classes dans des écoles élémentaires plutôt bourgeoises et sans histoires, et après avoir spécifiquement signalé qu’ils ne souhaitaient pour rien au monde faire du spécialisé, ils se retrouvent parfois face à des fauves. Par un fâcheux concours de circonstances l’une d’elle s’est retrouvée avec 9 élèves, sans AVS. Ils ont flairé la faiblesse et n’en ont fait qu’une bouchée. À 11h, lors de son 2ème jour, elle s’est enfuie de sa classe en pleurant, effondrée, est allée directement à l’inspection pour dire qu’elle ne mettrait plus jamais les pieds ici et que si personne ne trouvait de solution elle était prête à démissionner pour ne plus revenir.
Quand j’ai évoqué ce terrible épisode avec des non-initiés, certains ont demandé si elle ne devrait pas un peu se remettre en question, la grosse nouille. Ceux-là devraient se remettre en question.
On a souffert pour elle, on a cherché des solutions, on a étayé mais ce qu’elle a vécu lui a paru terrible, elle nous a dit après coup qu’elle en avait fait des cauchemars…
Pour enseigner dans le spécialisé, il faut être armé. Chez « nous », il faut être blindé. On a la prétention d’affirmer qu’on l’est ou en tout cas qu’on l’est devenues.

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